Une vie antérieure part 15 : "There is a light that never goes out"
Le
poignet fracturé après un accident de circulation (cfr. épisode 14) ne pouvait
pas rester sans le moindre effet sur l’orientation de mon parcours au demeurant
bien incertain. Il infléchit définitivement mon rapport au basket. Le sort
s’est acharné sur moi depuis deux saisons et cette absence loin des terrains
n’a pas créé de manque, elle me soulage presque. Elle m'épargne la lutte
intense pour s'imposer au sein de l'équipe dans un climat de concurrence
rarement aussi aiguisé où les grandes gueules profitent de la bonté du nouvel
entraîneur pour imposer leurs exigences en matière de temps de jeu. Bien trop
timide, je reste étranger à ces jeux de pouvoir. Je manque de cette expérience
de la vie (professionnelle ?) pour oser taper du poing sur la table. Dès mon
retour sur les parquets, j’encaisse les coups bas, je rumine ma frustration, je
m’agresse intérieurement à petits feux en laissant la rage se répandre dans les
moindres strates de mon organisme (une autre forme de blessure qui s’annonce)
sans jamais pouvoir la libérer au grand jour. Le point de non-retour sera tout
de même atteint en fin de saison lors d'une ultime vexation qui m'incite à
rendre mon maillot en cours même de match.
Le
changement d’entraîneur la saison suivante m'importe peu. La déception a creusé
un sillon si profond dans le coeur de ma motivation que seuls les désagréments
émergent au simple prononcé du mot "basket" : un stress de plus en
plus indésirable et un accaparement de mes loisirs bien trop important. Certes
je n'occupe pas mes heures libres de manière optimale mais je veux laisser affleurer
de nouvelles sensations d'où pourra surgir, qui sait, une réorientation de mon
quotidien.
Je ne veux cependant abandonner le sport et la solution de jouer avec l’équipe
réserve, moins exigeante en terme d'entraînement, s'impose comme un compromis
idéal. Libéré de la peur de mal faire, j'y retrouve le plaisir du jeu. J'assume
le rôle de meneur de l’équipe et cette position correspond décidément mieux à
ma personnalité, dont l'orgueil demeure l'ultime vestige de mon statut de petit
prince désormais déchu. A deux occasions, je rejoins l’équipe première pour lui
apporter un coup de main momentané mais le lien s'est manifestement brisé sur
le plan mental. Dans une conclusion-couperet, je réalise que ma réussite dans
le domaine sportif se heurtera toujours à un trop-plein de réflexion et de
doute.
Cette
prise de conscience et les mesures entreprises me déchargent des pressions
énormes que je m’étais imposées. Un vent de légèreté et d'optimisme peut enfin
flotter autour de moi. Je m'abandonne même à la séduction des signes positifs
du destin. Ma récente blessure au poignet s'est terminé en simple péripétie
malencontreuse si l'on songe que quelques mois plus tard la circulation sur la
chaussée, théâtre de l'accident, s'est ouverte au double sens. Transportée à
cette période, le choc frontal avec la carrosserie du véhicule aurait pu
sceller mon histoire.
La
révolution en marche n’est encore qu’intérieure mais elle s’alimente de sons et
arrangements inédits. Je redécouvre une passion pour la musique que j'avais
laissée, au fil des ans, dans une impasse commerciale. La finesse du songwriting
devient source de nouveaux étonnements. Je me décide enfin à acheter un lecteur
de CD et l'inaugure par la douceur mélancolique du « Automatic For The
People » de REM.
Pendant les vacances d’été familiales en France, je m'arrête devant un panneau
illustrant la une d'un magazine que je ne connais pas. Une ambiance bleutée sur
laquelle s'affiche en gros plan le joli visage de Damon Albarn. La bagarre
Blur-Oasis fait alors rage et entre les deux bends, je me suis
rapidement positionné pour le premier nommé. Je fonce acheter un exemplaire de
ce magazine dont je découvre le nom : Les Inrockuptibles.
Je
découvre une écriture littéraire soignée, un enthousiasme communicatif pour les
artistes défendus. Les articles de fonds défient les apparats de la
dite-normalité en explorant les marges. Une bouffée d’oxygène intelligente et
digeste que je vais rapidement adopter. Au cours des mois qui suivent, Les
Inrocks deviennent ma bible musicale. J'y puise le catalogue des artistes
en vogue et, entre les lignes, une approche des fondements d'une critique
pointue.
Dans la recherche visant à combler mon retard musical, je finis par
m'intéresser à un de leur artiste fétiche, Morrissey et les Smiths. Une
rencontre dont les secousses de l’onde de choc se déploieront
durablement. Ces textes, cette voix, ces arrangements m'emportent dans un
typhon « made in England ». Je me sens moins seul, un ami partage
enfin mes interrogations, mon désarroi. Sous la douceur du timbre de Mo', je
disparais de ma triste ville de province ou mon environnement sportif pour
approcher quelque contrée vaporeuse entre le ciel et les bords de la Tamise. Je
me découvre même une nouvelle patrie de coeur, par-delà la Manche. Un autre
monde, un autre territoire, une autre vie semble soudain possible.
There is a light that never goes
out.