Temps dense
Nous évoluons dans une société de
l’entertainment. Nous lisons Voici, Nothomb ou Rowling, nous ne loupons sous
aucun prétexte le foot ou la quotidienne de la Star'ac à la télé, nous
choisissons Camping ou le dernier X-men dans les rayons dvd du vidéo-club, nous
écoutons Bob Sinclar ou Christophe Willem sur notre lecteur mp3, nous passons
nos journées à envoyer des sms à des potes ou semi-inconnus avant de leur fixer
rendez-vous à la terrasse d'un café lors d'une plage libre. Nous maximisons
notre temps en fonction de ces diverses activités dans un pur but de
distraction, en veillant surtout à fuir cet horrible état qu’est l’ennui.
Cette attitude, particulièrement
représentative de la génération des teenagers, prévaut aussi chez le
post-adolescent (célibataire) : nous nous rendons à la gym trois fois par
semaine, prenons un abonnement UGC, overbookons notre agenda bien à l’avance
pour contourner une variante de l’ennui, la solitude (et l'angoisse du résultat
d’une telle confrontation).
L’emploi
volontaire du « nous » vise à ne pas polémiquer ici à propos de telle ou telle attitude culturelle et de loisirs (bien
qu'il y ait sans nul doute des raisons de s'exprimer à ce sujet). Tout le monde
peut se retrouver au moins partiellement dans cette énumération. Je ne tiens
d’ailleurs pas à disqualifier le divertissement en tant que tel. Nous en avons
tous besoin et celui qui s’en dispense se révèle sans nul doute profondément
ennuyeux. Je regrette seulement que le besoin permanent d’entertainment
conduise au remplissage incessant du moindre temps libre disponible. Cette idée
n'est pas aussi anodine qu'il n'y paraît. Elle produit par son imposante
évidence une norme faussée de qualification de l'existence qui nuit sans doute
à la compréhension du rapport à soi et avec les autres.
Combien de fois n'ai-je pas
entendu une remarque du genre "Tu ne fais rien de ton dimanche",
de la part de mon cher et tendre (avec l’assentiment forcément éclairé d'amis
communs) pour le simple fait de rester à la maison. A la place, implicitement,
j’aurais pu me rendre au parc, me promener en forêt, me retrouver en terrasse
d'un bar, activités devenues un temps systématiques et qui ne me procurent plus
guère d'élan de joie.
Dans mon intérieur, je me repose tout d'abord de la soirée de la veille (on
n'évaluera jamais assez les bienfaits du repos sur l'humeur, le moral, la
condition physique, l'éclat du teint,…), je succombe à la distraction du net
(ni plus, ni moins dérisoire que les autres occupations dominicales), je finis
par m'ouvrir des plages pour la réflexion, l’écriture de mon blog, la lecture
de magazines instructifs ou de romans facétieux et je réactive enfin l'envie de
me remettre en mouvement dans le futur. Le dimanche est au fonds symptomatique
: dégagé des contraintes commerciales et professionnelles, il dévoile une forme
de philosophie de vie personnelle.
Sous certains dehors, mes loisirs
ne s'éloignent guère de ceux de mes amis grondeurs. Nous concevons, à un moment
ou un autre, l’idéal par un bon bouquin, un film captivant ou une rencontre
particulière mais je ne peux me contenter en permanence du seul divertissement.
Au travers de certaines de ces activités, je cherche à puiser du sens, de la
densité au milieu de l'imperturbable mécanique temporelle ainsi qu'à dessiner
un nouvel espace de liberté au sein de nos vies trop balisées. Le
matériel (la rencontre humaine) et l'immatériel (la rencontre d’une œuvre artistique ou intellectuelle) finissent par
converger vers ce même but, sans hiérarchie de valeur. Je n'installe pas l’être
humain sur un piédestal indétrônable (avouons-le - sans tomber dans une
misanthropie réactionnaire - les déceptions seraient alors fort nombreuses)
mais l'appréhende dans une perspective affective, délassante ou enrichissante
du même ordre que celle induite par un article, un roman, un film ou une
chanson. La découverte d'une oeuvre peut s'avérer aussi agréable, émotionnelle
et décisive que l'ébauche d'une nouvelle relation amicale (même si, à intensité
égale, la flamme d'un contact humain brillera toujours davantage). Soyons
clair, je ne préconise pas d'adopter, dans les relations humaines, une attitude
utilitariste au cynisme larvé. L'échange humain n'est heureusement pas toujours
justifié par l'intérêt que nous pourrions en retirer (ne serait-ce que par altérité,
amour ou affection envers ses proches). Mais la disponibilité à l'autre (en
dehors du contexte précis d'une urgence) ne doit pas forcément primer sur toute
autre affectation de son temps et il n'est en rien indécent d'envisager un
repli momentané sur soi, au sein de son espace intime.
Au fonds, je tâche de conserver en
mémoire l'attitude de notre récent ami argentin Emmanuel , sa façon de
percevoir le monde sous un angle du temps recomposé, de laisser son corps et
son esprit voguer au rythme de ses attentes sans succomber perpétuellement à
l’emprise de l’événement. Je l’ai expérimenté cet été, lorsqu’il faisait
beau (le soleil participe au tableau, je ne saurais trop m’en souvenir) :
accueillir la chaleur lénifiante sur sa peau, compléter une grille de sudoku
(détente et défi intellectuel combinés), lire quelques pages d’un roman sur
l’évasion comme celui qu’il m’a conseillé ("Marelle" de Julio
Cortazar). Lors de ces instants, le temps ne se compresse pas dans l’intensité
d’un événement central à participer mais s’étire tantôt dans une éloge de
l’oisiveté, du repos du corps, tantôt dans la plénitude d’un moment magique ou
d'une douce rêverie.
Par sa rencontre et son prolongement littéraire, Emmanuel m’a discrètement invité à oser goûter un autre mode de vie que j'adoptais jusqu'ici dans la culpabilité. Je suis loin d’être parvenu au bout du processus (et peut-être ne le veux-je pas non plus totalement). Je me laisse vite emporter par la puissance d’une manifestation que je m'interdis de manquer, je reste animé par la quête de sensations immédiates. Mais je m’autorise dernièrement davantage ces moments de conquête spirituelle de liberté, détachés du rythme du monde qui m’entoure. Un peu comme si je consentais enfin à pouvoir vieillir, rompant alors avec l’urgence de vivre à tout prix une jeunesse dont le temps m'est sérieusement compté.