Au fil du rasoir
Une victoire politique inattendue, un avenir
radieux qui s'annonce et puis bientôt plus rien. Un malaise, une embolie
pulmonaire, un arrêt du cœur fatal. A 43 ans, trois jours après élections fédérales, le
leader du parti libéral à Bruxelles décède.
Quelques jours plus tard, L. a prévu dans son
calepin une visite aux "puces" et notamment dans ce magasin de tissus
où nous nous sommes déjà approvisionnés pour nos rideaux par le passé. Un autre
programme s'y substituera, sans quoi L. aurait pu faire lui-même la macabre
découverte des corps des gérants sauvagement assassinés (avec l'idée
frissonnante de tomber – qui sait ? - sur l'agresseur).
La vie ne tient décidément qu'à un fil.
Sombrer dans le sommeil sur cette dernière
information me laissait présager de facto une nuit chahutée ce dimanche.
Dans la phase finale de mes rêveries
nocturnes, j'ai endossé mon équipement sportif. Je me rends à la salle de
basket où je vais reprendre la compétition, longtemps après l'avoir abandonnée.
J'ai dû être mal informé sur les horaires, le match a déjà débuté. Sur le banc,
je constate avec surprise le visage de l'entraîneur, la femme d'un ancien
joueur avec qui j'entretenais d'excellentes relations depuis tout petit avant
qu'elle ne devienne aussi ma prof dans le secondaire. Elle a connu des moments
bien difficiles dans son existence, elle semble s'en être sortie et avoir
acquis sur le tard des compétences sportives. J'aperçois mes parents non loin
de là, occupés au bon déroulement administratif du match.
Je suis prêt à entrer au jeu. Une dose puissante
d'adrénaline m’envahit, l'excitation de remonter sur le terrain ne cesse de
croître. J'ai manifestement très envie de goûter à nouveau aux joies de ce
sport et aux exploits personnels que je pourrais engranger.
L'entraîneur m'appelle pour remplacer un de mes coéquipiers mais je découvre,
interloqué, que je ne dispose pas des chaussures adéquates aux pieds. Je
m'affaire, mes parents soupirent devant mon amateurisme. Je finis par retrouver
mes Nike dans mon sac. Je les enfile et tente de nouer les lacets au plus vite.
Sur la chaise des remplaçants, mon tour va bientôt arriver, je vais pouvoir
fouler à nouveau le parquet. Un sifflet retentit pour procéder au changement de
joueurs mais je ne parviens décidément pas à m'en sortir avec ces foutus
cordons. Il est trop tard. Je me réveille.
Si la vie ne tient qu'à un fil disais-je plus haut,
mon histoire se résume à une gestion de simples lacets. En interrompant l'ordre
des choses, ont-ils condamné mon retour à la compétition ou m'ont-ils préservé
d'un choix malheureux? A défaut d'un aboutissement lors du songe, le nœud
(gordien) se doit d’être tranché au réveil.
Ces lacets qui se tortillent, insaisissables, autour de mes pieds ne constitueraient-ils pas le symbole de la césure inévitable, indispensable qui s'est
produite il y a près de 10 ans de cela quant à mon sport favori et plus encore
quant à ma vie quotidienne?
En traversant la salle de sport, j'avais été happé
par sa luminosité étouffante. Le décor imposait sa structure lourde comme un
ciel sombre s'abattant sur une ville à la tombée du jour. Cet environnement
familier mais adverse ne m'accueillait pas, ce monde ne m'appartenait pas.
Derrière l'excitation du jeu, l'enjeu le
plus fondamental a fini par se matérialiser dans ce double fil qui échappait à
mon emprise, s'affalait le long des chaussures, désordonné, détendu, dénoué. Jamais
noué pour être exact: dans le feu de l'action, je ne suis pas parvenu à
relier les deux bouts avant de pouvoir sereinement évaluer la situation,
éventuellement me raviser, démettre leur enchevêtrement croisé, fuir un terrain
devenu moins propice à mon épanouissement. L'urgence de l'instant exigeait une issue claire face à un choix binaire. Une part de ma vie devait forcément
m'échapper. Comme dix ans plus tôt.
Mon réveil soudain m'a abandonné sur cette image :
mon corps, moins frêle qu'autrefois, assis sur cette chaise, en tenue sportive.
Mon cœur qui
s'emballe, non plus dans la précipitation des événements mais par l'émoi
ressenti devant le souvenir de toutes ces joies rencontrées en maillots et shorts
rouges et blancs, album définitivement refermé dans une malle au fonds d'un
grenier intime.
Il y a 10 ans, j'entretenais l'espoir de la liberté, de l'équilibre et du bonheur. Une promesse personnelle accomplie depuis avec certains sacrifices et probablement sans avoir pu substituer à mon sport de nouveaux défis, de nouvelles sources de dépassement. Une part de bien-être finit toujours par se soustraire à notre existence. Il va bien falloir l’accepter un jour.