Une autre peau, une autre vie
S'il
existe une période de l'année qui questionne plus frontalement notre rapport au
corps, il s'agit sans aucun doute des vacances au soleil - pour ceux qui y
succombent. Au propre comme au figuré, celles-ci induisent un changement de
peau. La nudité partielle (voire totale) exposée à la plage nous invite en
effet à porter une attention spécifique à l’entretien préalable de notre corps
"prêt-à-bronzer" (et par corollaire à notre alimentation). Dans le
prolongement, le jeu des apparences en vigueur devant ou derrière les dunes
nous plonge bon gré, mal gré dans une confrontation avec notre propre image,
bien plus intense que dans un bar ou une boîte. Cette année, en me rendant aux
Canaries, j'ai décidé d'adopter la meilleure technique de défense par rapport au
doute qui pourrait prévaloir dans ce domaine en m'impliquant outrancièrement
dans la partie: grosse chaîne en argent autour du cou, achat de lunettes et
maillot fashion. Lors de mes dernières vacances à Ibiza, j’avais parfois
eu l'impression de décrocher d'une forme de coolitude en observant, avec une
certaine admiration, le style et l’audace de certains garçons. En prenant les
devants dans un endroit nettement moins branché, j'assume cette image légère et
profondément superficielle que je peux transporter, en m'en délectant même
volontiers.
Quelque soit la proximité que nous affichons, L. et moi, nous cherchons toujours à externaliser notre vie de couple en la partageant à
des yeux, des corps, des paroles extérieures neuves. En ce début de séjour, il nous semble
toutefois impossible de dépasser les regards, voire les petits sourires échangés
avec l'un ou l'autre. La faute à l'ambiance tendue entre nous après les remous
récents et qui ne s'améliore que progressivement au fil du séjour?
J’ai souvent exprimé que le sexe constituait un excellent vecteur de
socialisation. Je n'avais pas encore décrypté qu'a contrario, quand cette
dimension entre en jeu et ne se concrétise pas, la relation s'en trouve
résolument plombée. C’est le cas avec cet allemand logeant au même hôtel, que
nous avons appelé Jurgen entre nous. Il partage sa table avec un autre garçon aussi insignifiant que moche (pourrait-il tout de même être son
boyfriend ? ). Un lien semble pouvoir s’installer entre nous sur base
d'éléments non verbaux exprimés, le point culminant étant atteint sur le chemin
du retour de la plage, dans les dunes, lorsqu'il nous adresse un geste
d'accompagnement sans ambiguïté sur ses intentions finales. Mais toujours
flanqué de son ombre, dont la présence nous dérange pour un tel but, nous
renonçons à cet appel, avec pour triste résultat une réaction d'indifférence
lors des jours qui suivent.
Parmi
les autres résidents de l'hôtel, nous retrouvons à nouveau cette année Junior
(un gay italien d'une septantaine d'années, sosie du personnage de Junior dans
la série "les Soprano") qui passe sans doute une partie de l'hiver
sur l'île. Toujours accompagné de 3 amis au repas, nous l’apercevons ensuite
aussi bien dans les rues que sur la plage, seul ou avec un de ses amis,
dans une fort touchante vie de communauté organisée pour combattre la solitude des
vieux jours.
La
fin de semaine nous rappelle l'apogée des sorties de l'endroit et les
possibilités de drague associées. Une démarche à la réussite douteuse si l’on
en juge par le peu de beaux mecs. Il y a certes ce magnifique allemand,
d'origine turque sans doute, vrai top-model, qui nous sourit régulièrement
depuis que nous l’avons rencontré dans un magasin et qui arpente d'un pas décidé
les dark-rooms en soirée. Son physique de mâle bien bâti m’impressionne. Ce
genre ne correspond pas à mes préférences habituelles et ne m'excite
généralement pas: s'agirait-il au fonds d’une protection de l’inconscient pour
couvrir mes doutes de plaire à ce type de mecs et dissiper mes interrogations sur notre
compatibilité sexuelle?
La
soirée du samedi se révèle agréable mais ne débouche sur aucun contact. La
machine paraît grippée, comme si un sort s’acharnait à coincer la dynamique dès
son début. Même Dani, avec qui nous avions communiqué sur internet avant notre
arrivée, ne donne aucune nouvelle, trop pris sans doute par ses études et les
préparatifs du carnaval. Chercher à maîtriser, voire forcer les événements
interdirait-il leur survenance, leur consistance? Par quel miracle notre
périple parviendra-t-il à faire naître, sur les cendres d’un brasier
souffreteux, une unité globale, compréhensible, étouffant toutes les
frustrations?
Le
dimanche soir - le carrosse de Cendrillon s'est même déjà transformé en
citrouille, nous décomptons les quelques minutes qui nous sépare de notre
retour à l'hôtel pour un repos bienvenu avant notre départ et la reprise
immédiate du travail. Nous circulons dans un bar quand nous apercevons Jurgen
et son copain attablés un verre à la main. C’est le moment ou jamais de leur
parler. La timidité nous paralyse encore un instant mais la perspective d'un regret
amer l’emporte cette fois : je décide de les aborder en me présentant.
Inaudible, un petit bruit a soudain résonné dans l’univers des constellations.
Celui d’un déclic en attente sans doute depuis des jours et dont l’activation
du processus va enchaîner les événements dans un tourbillon d’autant plus
intense que le temps est compté et que seule la raison finira par arrêter.
Plus rien ne semble impossible relationnellement (comme cette rencontre avec le
drôle et charmant Mr Gay Wales) ou sur le plan de la séduction. Même avec ce
bellâtre turc-allemand dont seule l’aversion au trio justifiera la platitude de
nos désirs et que nous remplacerons plus tard par un compatriote. Le lendemain,
nous découvrons par hasard le meilleur resto du séjour et Markus (puisque tel
est finalement le vrai nom de notre Jurgen) nous emmène, juste avant le
gong du départ, dans un bar à retenir pour une visite ultérieure. Tiens, notre
contact internet Dani a aussi essayé de nous joindre ce matin alors que nous
dormions…
La
vie tiendrait-elle à l’un ou l’autre élément fondateur déclenchant un nuage
fécond d’événements favorables dont l'origine émanerait autant de la confiance
en soi, de l’appréciation subjective portée à ces instants, du domino
relationnel mis en branle que d’une forme de gratification supérieure pimentant
l’envol des émotions jusqu’à leur climax?
Qu'importe ensuite les retours difficiles, ces moments impondérables irradient
de leur verve le doux revers des souvenirs et produisent à l'intérieur de
l'organisme le même effet que le bronzage dispense à la surface de la peau.
Les traces euphorisantes sont suffisamment éphémères pour en profiter encore
quelque peu, jusqu’à souhaiter les décrire égoïstement sans pouvoir en partager
la satisfaction, déjà chancelante avec le temps.