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Mo's blog
20 août 2006

Another vertigo

Dans le silence pesant d’un intérieur sans charme, je parcours la salle à manger d’un pas lourd pour rejoindre le salon. Je m’installe sur le sofa. Télécommande en main, j'allume la télévision. Je zappe frénétiquement à la recherche d'un intérêt ténu dans la montagne de programmes à disposition du téléspectateur lambda que je représente à cet instant. La pression régulière de la touche "+" semble pouvoir se répéter à l'infini sans qu'une once de curiosité ne m'incite à suspendre le mouvement. Dans cette vaine recherche d'une distraction passagère à mon ennui placide, je finis par tomber sur une image étrange, une sorte de film amateur. Un homme converse avec une femme avant de se rapprocher de l’avant-plan, d’un air quelque peu absent. Son expression se fige durant de longues secondes.
L’index sur le bouton off, je fais disparaître en un éclair les silhouettes de l’écran. Le silence a repris ses droits. Je ferme les yeux.

Les visages communs et inquiétants (ou inquiétants car communs ?) des protagonistes de la bande vidéo restent gravés dans la mémoire de mon champ visuel. Ce style d'images de vidéosurveillance, un genre en soi, semble annoncer par leur nature - une pixellisation laborieuse dans un monde où le développement technique s’est sans cesse affiné - l’idée d'un drame en cours, d'une catastrophe imminente, une vision d'horreur à laquelle notre esprit s'est déjà préparé.
Cet homme et cette femme seraient-ils sur le point de perpétrer un acte violent? Attendent-ils leur complice venant de commettre un forfait quelque part, la vidéo attestant alors d’avis de recherche ou dévoilant le modus operandi ? A moins que, dans les secondes qui suivent cette scène, ils endossent, à leur corps défendant, le statut de victimes d’un accident dramatique ou d’un acte de déséquilibré ?

Mon esprit brasse d'une imagination singulièrement fertile tous les scénarii possibles en imprimant une touche de gravité à cette suite d’images, à la fascination croissante.
Dans ce contact bref entre deux personnes, ce regard vide aspiré par la caméra, s'écoulent à peine quelques instants, une poignée de secondes d’une tension palpable, précédant l'événement fatal. Le visionnage de cette scène, dans un souffle court, la respiration en apnée,  donne l'impression de pouvoir la figer et d’ainsi l'interrompre, l'infléchir, la transformer.

Si je m'étais juré de ne jamais rien regretter au cours de mon existence, la réalité n'eut cesse de contredire cette disposition. Certains événements auraient manifestement pris une tournure différente si j'avais opté pour une solution alternative. Si j’avais patiemment attendu la fin de l’embouteillage plutôt qu’emprunter un itinéraire plus rapide, j’aurais évité le sinistre total de mon véhicule. Si je ne m'étais pas rendu au bar ce soir-là, je ne l’aurais jamais rencontrée. A contrario certains choix anodins m'ont peut-être préservé d'un désastre, qui sait?

Je décide de quitter la maison. A pied, je rejoins le centre commercial voisin pour récupérer un recommandé. Une longue file s’est formée dans le bureau de poste. Alors que j’attends patiemment mon tour, j’observe une dame d'âge moyen visiblement embarrassée face au système de défilement des numéros aux guichets.
Je me dirige vers elle pour lui en expliquer rapidement le principe avant de rejoindre ma place initiale dans la file. Mon tour approche. Un mètre devant moi, en hauteur, j'aperçois une caméra qui me fixe. Mon image apparaît sur l'écran de contrôle voisin. Je dévisage ce regard sans vie face à la caméra. A l'arrière-plan se tient la dame à qui je viens de fournir les renseignements. Une impression de déjà-vu me traverse l’esprit. Cette scène ressemble en tout point à celle entrevue à la télévision une demi-heure plus tôt.

Emporté par le flux des événements, angoissé par le drame inexorablement en mouvement, je prends peur, perds pied, ferme les yeux, prie pour que rien ne se passe durant les instants qui vont suivre.
Mon rythme respiratoire s’accélère. Une pointe féroce transperce la membrane pour s’enfoncer au plus profond du coeur. Je peine à inspirer. Mes jambes lâchent prise face au poids de mon corps. Je m'effondre à même le sol.
L'oppression s'amplifie. Des ombres s'affairent autour de moi. L'écho de voix lointaines brise le silence infini dans lequel je plonge.
J'entrevois le visage de ma mère, celui de Sarah. J'assiste à ce phénomène indéfinissable qui consiste à ressasser, lors de ses derniers instants, le film de sa vie. Une existence sans relief ponctuée d'un divorce récent à 55 ans. Une personne m'applique une compresse sur le front. Je ne suis plus rien, seul, sans descendance, déprimé à la veille de la retraite. Une main ferme saisit mon avant-bras, une oreille se pose sur ma poitrine. Si je ne suis personne, pourquoi deviendrais-je soudain célèbre à l'aube de ma mort ? La douleur s’évacue enfin. Le flou de mon champ visuel cède peu à peu sa place à une forme plus réelle, le regard bienveillant d'un jeune homme, son sourire rassurant.

Deux minutes plus tard, je peux me redresser. Le brouhaha s'est estompé autour de moi. Le médecin de fortune me raccompagne jusqu'à la sortie du centre commercial. Il insiste pour me reconduire jusqu'à mon domicile. Je décline l'invitation, je veux marcher seul, à l'air libre.
Lentement, je déroule une jambe devant l'autre le long du large trottoir de l'avenue, toujours hanté par le souvenir de cette obscure vidéo.
Arrivé à bon port, je m’affale sur le canapé. Dix minutes plus tard, animé de l'envie irrésistible d'allumer le téléviseur, j’actionne la touche Power de la télécommande. Sans succès. Je vérifie les connexions multiples à l'arrière du moniteur. Aucune explication tangible ne justifie cette défaillance. Dans le miroir offert par l'écran éteint, j'aperçois mon portrait déformé. Je souris et me fends d’un rire qui, cet après-midi-là, déchira le ciel.

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Commentaires
M
Tu me fais irrésistiblement penser à "Ce soir à Samarcande" ainsi que l'absence totale du phénomène "film de ma vie" (trop jeune pour faire un film) lors d'un accident de voiture au cours duquel celle-ci a irrémédiablement péri et m'a valu un mois de terreurs nocturnes.
P
Peut-être as-tu toi-même été zappé?
J
Garçon sensible. C'est le terme.
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