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Mo's blog
3 août 2006

La solitude, ça n'existe pas

La scène remonte à 6 mois à peine. Accoudé sur la table de sa cuisine, j'enregistre les souvenirs de ma grand-mère retraçant son histoire familiale. Sa mémoire vive lui permet d'énumérer avec moult détails différents épisodes d'une période couvrant plus de 80 années. L'idée avait surgi un jour de l'interroger afin de pouvoir rédiger ultérieurement une série d'articles axés sur ma famille.
L'âge avancé de ma grand-mère m'avait incité à ne pas trop traîner. Les informations périssent avec le temps. Le bien-fondé de cette initiative s’est bel et bien confirmé au cours d'événements récents.

Début juillet, mes parents, qui viennent d'arriver en France pour leurs vacances annuelles, reçoivent un coup de fil de ma grand-mère. Mami, qui vit seule dans une maison de plein pied non loin de celle de mes géniteurs, affirme avoir été agressée et spoliée, notamment par sa femme d'ouvrage. Son récit empreint de certaines incohérences est jugé suffisamment préoccupant par son médecin-traitant pour la conduire à l'hôpital. Dans une entité psychiatrique, son délire se poursuit. Elle y aperçoit des chiens, se montre agressive avec les infirmières. Le premier diagnostic, peu encourageant, semble accréditer la thèse d'une démence ou d'un Alzheimer.

Sans encore imaginer une détérioration si brutale, quelques signes précurseurs auraient-ils pu éveiller notre attention au cours de ces derniers mois lorsqu'elle sombrait de temps à autre dans des obsessions particulières débouchant sur des épisodes tragi-comiques ?

Dans le dernier en date, elle traita ma mère de menteuse pour je ne sais quelle raison extravagante. Consciente ensuite du mal réalisé, elle vint s'excuser auprès de sa belle-fille et pour prouver l'affection qu'elle lui portait, lui expliqua avec un sens du détail à la fois touchant et burlesque les propositions concrètes (suivies d'effet apparemment) qu'elle avait soumises il y a une dizaine d'années à mon père afin qu'il s'occupe mieux de son épouse - le basket, sa passion, accaparant la majorité de son temps. Elle lui conseilla ainsi de se rendre dans un magasin de lingerie en s'adressant à la vendeuse de la façon suivante: "madame, je voudrais la plus belle culotte et le plus beau soutien du magasin pour ma femme" (sic). Lorsqu'elle me raconta cette conversation, je ne pus réprimer un fou rire dont elle sembla ignorer l'origine.

La dégénérescence, mal inéluctable avec l'âge, mobilisera sans doute tout un pan de la recherche dans le futur, à la fois dans la lutte pour y remédier (partiellement) et pour déterminer son origine présumée. Sans fondement scientifique, je me demande cependant si une certaine dimension psychologique ne pourrait y être étrangère.

Ma grand-mère subissait jusqu'à aujourd'hui une vieillesse triste, solitaire. Une existence de plus en plus mécanique, programmée, sans surprise, où le moindre contretemps s'avère rapidement une catastrophe. Dans ce décor plat et silencieux, les périodes d'attente paraissent interminables.

La proximité géographique avec mes parents ne suffisait pas à lui apporter la compagnie dont elle avait besoin. Lors de mes rares visites, elle me retenait longuement à mon arrivée ou lors de mon départ pour me dire combien elle m'aimait, parfois les larmes aux yeux. Cette confession d'une femme qui fut si dure envers mon père (éducation rigide qu'il n'a jamais vraiment pu lui pardonner au fonds de lui) relevait autant d'un appel déchirant à partager son affection que d'une démonstration poignante d'un amour difficilement exprimé jusqu'alors. En mon absence, elle collectionnait les cartes postales que je lui envoyais depuis mes destinations de vacances. Elle les prenait en main quotidiennement et veillait chaque matin à tourner une d'entre elles pour redécouvrir un nouveau décor, à la manière de l'effeuillage d'un calendrier.
Ce minimum d'attention suffisait déjà à la rendre heureuse, illustrant sans doute le profond isolement dans lequel elle s'était enfermée, volontairement ou non. Ces gestes de tendresse traduisaient peut-être la peur d'une solitude encore plus abyssale.
La distance m'empêchait concrètement d'en faire davantage et je ne le pouvais de toute façon pas sur un plan émotionnel. Déjà en proie à mes démons quant à la question du vieillissement, l'image qui m'était offerte lors de chacune de mes visites réclamait une force intérieure puissante pour ne pas succomber à la sinistrose.

Fragilisée par la solitude, des maux divers, elle pourrait fort bien être tombée dans un état d'angoisse généralisé (généré par toutes les micro-anxiétés susceptibles de traverser notre existence). Celui-ci se formalise dans tous les domaines relatifs à la sécurité d'existence, notamment l'argent dans le cas de ma grand-mère. Une obsession - à l'origine d'ailleurs de ses délires récents - qui tient autant à son âge qu'à son vécu personnel et son ancrage au sein de la classe moyenne et populaire durant sa vie active. Au fonds, ce glissement progressif, ce lent délitement de l'esprit pourrait relever d'une explication moins médicale comme celle d'un cerveau vieilli. Victime de cauchemars et d'hallucinations nocturnes, je suis bien placé pour savoir combien il peut être difficile de se reconnecter à la réalité, de la nécessaire présence d'autrui pour se remettre dans le droit chemin de la raison. Vivre seul, être obligé de dialoguer avec soi-même peut nous enfermer dans une réalité différente dont on finit par ne plus sortir.

Une telle explication autorise sans doute une possible amélioration de son état une fois les conditions de socialisation retrouvées. Force est de constater que Mami a retrouvé aujourd'hui toute sa tête dans la maison de repos où elle a été placée. Si l'absence du médecin ne permet pas de déterminer s'il s'agit juste d'une rémission et d'autres théories plus médicales et tout aussi rassurantes peuvent justifier ce malheureux épisode (les effets de la canicule, une prise de médicaments inappropriée), elle affiche en tout cas une forme rarement observée au cours de ces derniers mois, tirant profit du service et du soutien constant prodigués sur place, qui semblent l'avoir débarrassée de tous les soucis matériels rencontrés dans son domicile.
Alors oui, vraiment, la solitude ça n'existe pas?

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Commentaires
K
<Jonas : "le sujet de la famille pour autant reste lave non solidifiée"<br /> Tu as raison. Il y a quelques rares "explosions volcaniques" pour mettre tout à plat tout de même. Malgré toutes les histoires dont je me balance, leurs travers, mes quelques travers ^^ je les aime et ne veux garder que de bons moments pour le temps où je les vois. C'est tout un équilibre... En cas de crise et malgré leurs défauts, nous restons unis, mettant de côté de toutes ces connes histoires de famille, je trouve que la vie est déjà compliqué comme ça, pas la peine d'en rajouter...
J
Mo' => Je ne suis pas sûr de trouver Bruxelles agréable, mais un jour j'y débarquerai pour qu'ensemble nous évoquions nos parallèlismes :)
M
Tu me donnes la chair de poule ...<br /> Les manifestations visibles d'Alzeimer commencent par par un abandon notoire de l'hygiène corporelle (rasage en particulier pour les hommes) ainsi que par l'activité soudaine dans la réalisation obsessionnelle des tâches dites ménagères telles que le repassage ou le ménage alors que ça n'avait jamais été pratiqué. Viennent ensuite les confusions du quotidien avec le passé lointain exemple prendre sa femme pour sa mère et se croire cinquante ans en arrière .... Ce n'est pas la perte de mémoire momentanée qui doit inquiéter et tu n'es pas responsable de tes parents.
M
Kid A : j'ai aussi ce sentiment d'urgence avec mes parents désormais, pas la même degré d'intensité mais tout de même...<br /> <br /> Jonas: il faudra que tu me dises où ;-) (surtout vu la distance réaliste que tu établis dans tes contacts familiaux)<br /> <br /> Abend: intéressant, définitivement nous sommes des rats :-)
A
J'ai lu que la solitude laissait se détruire des circuits neuronaux qui pourraient se "régénérer" s'ils étaient utilisés. On a montré que l'activité sportive à plusieurs favorisait la création de nouveaux neurones. Mais tout ça, chez le RAT... <br /> On est un peu des rats , des fois. dans nos petites boites:-). Tout cela est mouvant et difficile à cerner, mais, oui, les personnes seules contre leur gré souffrent beaucoup, et n'ont pas de repères pour cibler leurs efforts, c'est surtout cela qui me semble la cause de leur perte de vigilance, de souplesse mentale, et surtout de motivation. Les hormones du plaisir, le sentiment de sécurité, de satisfaction, cela peut venir de la présence des autres. Mais les conflits non résolus, les attaques mutuuelles sempiternelles font parfois de la vie de couple un lieu chargé aussi.
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