Le cas J.T. Leroy
J.T. Leroy, un nom devenu mythique au cours des dernières années. Dans la foulée des romans « trash » de Denis Cooper débarquait un jeune ado androgyne, abusé et prostitué durant son enfance, avec deux livres-chocs "Sarah" et "le livre de Jérémie" (ce dernier adapté au cinéma par Asia Argento).
Certaines rumeurs coururent à propos de ce personnage énigmatique, insaisissable et peu visible. Quelques journalistes mirent même en question son existence véritable. Le soutien de personnages publics importants finit toutefois par épuiser les doutes et convaincre de la réalité d’un nouveau phénomène littéraire.
Il y a maintenant un peu plus d’un mois que le pot aux roses a été mis à jour à la suite d'enquêtes journalistiques. Derrière l'écriture des romans se cache en fait une femme de 40 ans, fan de Dennis Cooper et prête à tout pour parvenir à se faire éditer. Elle inventa un auteur, un jeune personnage qui étalerait sur papier sa vie de façon moitié auto-biographique, moitié romancée. Lorsque le succès inattendu se présenta, elle s’assura du concours de sa sœur, âgée de 24 ans, pour jouer l'image publique de ce jeune garçon désoeuvré.
Cette fascinante supercherie médiatique m’inspire plusieurs réflexions.
1. Elle révèle une nouvelle fois les méthodes incertaines de sélection des romans ainsi que les jeux de pouvoir mis en place. Nul doute que des talents se perdent dans la nature, faute d'un soutien décisif. Des tests ont déjà démontré qu'un roman rédigé par un faux inconnu ne passait pas la rampe des comités de lecture alors que le moindre doute n'aurait pas été permis avec le nom original de son auteur.
Le talent du géniteur de « Sarah » (reconnu par de nombreuses critiques bien qu’à titre personnel sa lecture ne m’ait jamais ébloui) n’aurait sans doute pas pu éclore sans la mise en scène savamment orchestrée.
2. Quel lien établir entre l'auteur et son œuvre ?
Nous devons admettre la difficulté à pouvoir estimer une oeuvre sans se différencier de son auteur. Que celui-ci soit un personnage public que l'on a du mal à supporter ou à l'inverse une star du marché.
Dans un certain nombre de cas, nous ne pouvons dissocier notre point de vue de l'intérêt initial propre à l'auteur et qui a motivé l'achat du bouquin. Tout semble parfois se jouer dans la capacité du lecteur à s'identifier au travers de cet individu ou tout du moins à approfondir la connaissance de cette personne. En connaissant le contexte autour de l'identité de l'auteur ou de sa vie, nous aiguisons notre curiosité, et ce encore bien davantage quand il s'agit d'une autobiographie. Le fait de rattacher le texte à une image médiatique, voire fantasmée aide certainement le lecteur à matérialiser davantage l'abstraction que peut représenter un livre.
La même chose prévaut pour un blog d'ailleurs. Un article identique pourrait être écrit sur deux blogs différents (un connu et un qui le serait moins), les commentaires divergeront sensiblement, au profit des stars bloggiennes. Le ressenti sera aussi différent en rattachant un article à un visage précis de son auteur, dont on s’est approprié l’image d’une façon ou une autre (c’est a fortiori le cas d’un visage attirant).
Ceci pose aussi la problématique sous-jacente entre l'œuvre et les conditions spécifiques d'écriture de son auteur: son (jeune) âge, tel ou tel problème physique,… Doit-on s'intéresser davantage à une œuvre dans la mesure où elle est écrite par quelqu'un de 14 ou 30 ans ou lorsqu’elle est rédigée à l’aide d’un pied?
3. Quelle spécificité de l'autobiographie?
Un statut différent est accordé à l'aspect largement ou totalement autobiographique d'un livre. Comme si ce dernier devait traduire une vérité et qu'au contraire une fiction devait rester totalement confinée à son précepte "toute relation avec des personnes existantes est purement fortuite". Il a d'ailleurs été difficile d'accepter une évolution en marche pour permettre l'utilisation de personnages réels dans des fictions (laquelle reste encore très précaire même si plus largement acceptée).
L'élément essentiel derrière cette idée semble résider dans le surcroît d’émotion que nous serions censés ressentir au contact d’une histoire réelle.
Nous vivons désormais dans un monde où l'image est devenue reine. Depuis 50 ans, tout ce qui ne passe pas par l'image n'existe pas. Cette tendance s’est accrue avec le développement des magazines « people » et de la télé-réalité. Tout doit se savoir et surtout se voir. L'intimité est entrée dans le domaine du grand public. Cette tendance à vivre par procuration poussée à son paroxysme nous entraîne à étendre sa notion, sa signification à des domaines moins visuels. Nous avons plus que jamais envie de percevoir le réalité des choses avec émotion. Pour que celles-ci soient vraiment fortes, il faut qu'elles aient réellement existé. D'où sans doute cette tendance à considérer différemment un bouquin à inspiration très largement autobiographique et celui purement fictionnel.
Tout comme le baiser de l'hôtel de ville de Doisneau apparaît bien décevant quand on apprend que la photo n’a pas été prise sur le vif, nul doute que les livres de JT Leroy ne seront plus lus avec la même appréciation en connaissant la supercherie qui les a accompagnés.
Sans cette mise en scène, j’imagine aisément la solitude qu’aurait ressentie cette femme face à ses écrits, finalement un peu comme nous avec nos blogs…